LA CLÉ SOUS LE PAILLASSON

Un cambrioleur mondain s’échappa une fois d’entre les pages d’un roman policier, et, après d’admirables aventures, arriva dans une toute petite ville de province.

Au sortir de la gare, comme il traversait la place de la Gare et s’engageait dans l’avenue de la Gare, il entendit une grande rumeur dans la ville.

« N’oublie pas de mettre la clé sous le paillasson2 », s’écriait-on de tous côtés.

C’étaient les mères de famille qui s’en allaient avec leurs filles au bal de la Sous-Préfecture.

« Sois tranquille, répondaient les époux qui ne tenaient presque pas en place, la clé sera sous le paillasson, vous n’aurez pas besoin de sonner. Mais si, par hasard, vous rentriez avant moi…

— Avant toi ? tu ne prétends pas, j’espère, faire durer ta partie de billard jusqu’à 4 heures du matin ? »

Et les mères de famille avaient bien raison. L’on n’a jamais vu de partie de billard un peu honnête se prolonger après minuit. Cependant, le gentleman-cambrioleur se promenait dans les rues, parmi les robes de velours et de crêpe Georgette qui se hâtaient vers la place de la Sous-Préfecture. Il avait quitté Rome la veille au soir avec une valise de modestes dimensions, mais qui ne contenait rien de moins que les bijoux de la couronne et la mule du pape. Au hasard* d’un arrêt, il était descendu à contre-voie pour dépister toutes les polices d’Europe qu’il savait à ses trousses, et il profitait de ce moment de répit pour méditer sur la vanité des grandeurs.

« Je n’ai plus rien à apprendre de l’industrie des hommes, songeait-il. Les coffres-forts les plus secrets sont sans défense devant moi et je n’ai pas mon pareil pour corrompre les personnes de confiance. Après mon stage de deux ans dans les prisons américaines où j’ai reçu l’enseignement des plus grands maîtres, je me suis fait un nom dans l’escalade, l’effraction, la tire, le vol au poivrier et le vol au bonjour. Grâce à mon labeur acharné, j’ai vu s’accomplir les promesses de mes dons magnifiques. Aujourd’hui, je dévalise des têtes couronnées, j’ai des rabatteurs dans toutes les parties du monde, mes ordres de bourse font et défont les gouvernements, et cependant mon cœur est moins réjoui qu’au temps de mes quinze ans, alors que je préparais mon baccalauréat en me faisant la main sur les montres et les portefeuilles de mes professeurs. Ah ! que ne puis-je ressusciter les jours fortunés de mon adolescence espiègle ! Misère d’une existence dispersée dans toutes les capitales et dans tous les casinos de la terre ! Jamais je n’ai senti comme aujourd’hui le besoin de revoir les lieux qui m’ont vu naître… »

 

 

Le gentleman-cambrioleur marchait dans une rue bordée de petites villas silencieuses. Il s’arrêta tout d’un coup pour murmurer avec inquiétude :

« Au fait, quel peut bien être le lieu de ma naissance ? Ce doit être quelque part en France, mais du diable si je peux dire où. J’ai eu tant d’états civils, depuis que je cours l’aventure, et tant de faux parents respectables que je ne suis pas fichu de m’y retrouver. Aussi bien, je me demande quel est mon nom véritable. »

Il porta la main à son front et cita rapidement une cinquantaine de noms.

« Jules Moreau… Robert Landry… non… Yolande Garnier ? Mais non, c’était à l’occasion d’un déguisement… Alfred Petitpont… eh, eh, Alfred Petitpont ? ou plutôt Raoul Déjeu… mais non, c’était l’affaire des émeraudes… Jacques Lerol… non… Duc de Géroul de la Bactriane ? sincèrement, je ne crois pas. »

À la fin, il eut un mouvement de lassitude et dit avec dépit : « C’est agaçant, il faudra que je fasse prendre des renseignements à la Sûreté générale. »

Obsédé par la recherche de son véritable état civil, il franchit sans y penser la grille d’une petite maison et, machinalement, commença de crocheter la serrure de la porte d’entrée. Alors, il haussa les épaules et murmura en replaçant son trousseau de rossignols dans sa poche :

« Suis-je bête, je ne pensais plus que la clé était sous le paillasson. »

En effet, la clé était sous le paillasson. Il pénétra dans le vestibule et ouvrit sa valise pour se mettre en tenue de travail : cape de soirée, chapeau haut de forme et loup de velours noir. Sa toilette achevée, le gentleman-cambrioleur explora le rez-de-chaussée de la maison qui lui parut dénué d’intérêt. Toutefois, il glissa une montre en acier dans sa poche, par l’effet d’une habitude qu’il avait gardée de son enfance. Au premier étage, il eut une minute d’attendrissement lorsqu’il entra dans une chambre de jeunes filles où, de chaque côté de la fenêtre, deux lits étroits se faisaient vis-à-vis.

« Aimables jeunesses, soupira-t-il en regardant deux photographies accrochées au mur. Puissent-elles, au bal de la Sous-Préfecture, tourner la tête à des garçons d’avenir, honnêtes, travailleurs et bons chrétiens, qui les feront danser pour le bon motif. »

Dans un moment de curiosité désintéressée, il ouvrit une armoire et en examina le contenu. Il ne put retenir ses larmes en déployant dans la lumière de sa lanterne sourde des pantalons de finette ornés d’un feston de broderie, et des chemises en grosse toile d’une incroyable décence. Saisi d’une émotion respectueuse, il ôta son chapeau haut de forme et son loup de velours noir.

« Pantalons festonnés d’innocence ! s’écria-t-il d’une voix sourde, chemises de blancheur, et vous, chastes combinaisons d’une jeunesse convenable, que votre modestie peut avoir de puissants attraits pour un cœur blessé par la vanité du monde ! En palpant ces robustes mystères, je sens une langueur honnête s’insinuer dans mon âme. Troublé par le parfum des vertus familiales, je me sens déjà prêt à renier les erreurs de ma vie d’aventures pour accomplir ma destinée dans un emploi de l’Enregistrement. »

Tout en méditant une fin édifiante, il ne laissait pas de poursuivre ses recherches dans l’armoire. Derrière une pile de mouchoirs, il finit par découvrir deux tirelires de faïence qui portaient respectivement les inscriptions : dot de Mariette, et dot de Madeleine. Après en avoir vidé le contenu dans ses poches, il fut mécontent de lui-même. « Il faut absolument que je me défasse de cette habitude. » Il remit* l’argent dans les tirelires et tout aussitôt son cœur déborda d’une joie magnifique, d’où il conclut que l’honnêteté portait en elle sa récompense.

« Décidément, songea-t-il, c’en est fait de mon existence de cambrioleur mondain. »

 

 

Tant d’émotions l’avaient épuisé ; comme il était à peine 10 heures du soir, il décida qu’il passerait la nuit dans la maison jusqu’à l’heure du retour des propriétaires. Il s’étendit sur l’un des lits des jeunes filles et s’endormit aussitôt d’un profond sommeil. Vers 3 heures du matin, il rêvait qu’il était sous-chef de bureau dans une administration importante, et décoré des palmes académiques, lorsqu’un éclat de voix rageuse l’arracha au sommeil. Il alla jusqu’à la fenêtre et vit un homme, accroupi devant la porte d’entrée, qui monologuait de mauvaise humeur :

« Je suis pourtant bien sûr d’avoir mis la clé sous le paillasson avant de sortir… Elle devrait être là, et pourtant… »

Il poursuivit ses investigations et conclut, non sans effroi : « Ma femme doit être rentrée, il n’y a pas d’autre explication possible. J’aurais dû me douter qu’elle rentrerait de bonne heure… Ah ! me voilà frais. »

Il tira la sonnette, timidement d’abord, puis avec fracas. Le cambrioleur eut pitié de sa détresse ; songeant que le bonhomme gagnerait sa chambre au rez-de-chaussée et ne viendrait pas le déranger au premier étage, il lui jeta la clé et regagna son lit.

« J’ai encore deux heures à dormir, murmura-t-il, le temps de passer chef de bureau. Je sais ce que c’est qu’une mère de famille qui a deux filles à marier, celle-ci ne quittera pas le bal de la Sous-Préfecture avant les derniers lampions. » Comme il reprenait le fil de son rêve, le propriétaire de la maison entra dans la chambre et donna la lumière électrique. Le gentleman-cambrioleur s’était assis sur son lit, ta tant déjà sa bouteille de chloroforme, mais le visiteur s’écria en ouvrant les bras :

« Mon fils ! Te voilà revenu au foyer après dix-huit ans d’absence ! »

Le cambrioleur mondain hésitait à verser un pleur de joie. Il calculait que dix-huit ans d’absence lui faisaient trente-cinq ans d’âge, et il était un peu froissé de se l’entendre dire. D’autre part, la coïncidence lui semblait curieuse.

« Je ne voudrais pas vous faire de peine, dit-il, mais êtes-vous bien sûr de reconnaître votre fils ?

— Si je te reconnais ? Mais bien entendu ? Et la voix du sang, alors ?

— C’est vrai, consentit le cambrioleur, il y a la voix du sang. Mais une erreur est bientôt faite, ce serait une déception aussi cruelle pour vous que pour moi…

— Voyons, il n’y a pas d’erreur possible, tu es bien l’aîné de mes enfants, tu es bien mon fils Rodolphe !

— Rodolphe… je ne vous dis pas le contraire. Ce nom de Rodolphe me dit quelque chose. Pourtant…

— Et tu as bien une envie de café au lait à la saignée du bras droit… »

Pour le coup, Rodolphe n’hésita plus à reconnaître son père. Il y eut une longue étreinte et des paroles émouvantes de part et d’autre :

« Mon cher enfant, disait le père, quel bonheur de te retrouver après dix-huit ans de séparation ; comme tu es resté longtemps…

— Oh, mon père ! Je savais bien que la clé était sous le paillasson…

— À ce propos de paillasson, ne va pas dire à ta mère que je suis rentré à 3 heures du matin… Elle aurait peut-être de la peine à comprendre qu’une partie de billard puisse durer aussi longtemps. Figure-toi qu’elle est allée conduire tes deux sœurs au bal de la Sous-Préfecture et j’en ai profité pour faire une manille avec de vieux camarades.

— Je croyais que vous m’aviez parlé de billard…

— Mais oui, une partie de billard, c’est ce que je voulais dire. Ou plutôt, nous avons commencé par une manille et nous avons fini par une partie de billard. En tout cas, dis bien à ta rnère que je suis rentré avant minuit, c’est une façon de lui faire plaisir à peu de frais. »

Rodolphe promit avec un peu de répugnance. Il était devenu si honnête qu’il se sentait incapable même d’un pieux mensonge.

« Tout à l’heure, vous m’avez parlé de mes deux sœurs.

Ce sont probablement les deux jolies filles dont les portraits sont accrochés au mur. Elles ont bien changé pendant mon absence, et à vrai dire, c’est à peine si je les ai reconnues.

— Ce n’est pas étonnant, l’aînée est venue au monde une année après ton départ ! Nous étions si affectés par ta soudaine disparition que ta mère ne m’a pas laissé de repos que le Ciel ne lui eût accordé un enfant. Mais comme elle avait souhaité la naissance d’un garçon, elle eut une grande déception et voulut tenter la chance encore une fois. Décidément le sort nous était contraire, puisqu’elle donna le jour à une deuxième fille qu’on appela Mariette. Quoiqu’il m’en coûtât de n’avoir pas de fils, j’eus la sagesse de ne pas écouter ta mère qui n’aurait pas reculé à mettre au monde douze filles d’affilée pour obtenir un garçon. Dieu merci, c’est bien assez d’avoir à élever ces deux gamines-là qui nous coûtent les yeux de la tête !

— Mon père, soupira Rodolphe, quel que soit l’effort où elles nous obligent, nous ne paierons jamais à leur juste prix les saintes joies de la famille.

— Les saintes joies de la famille, ricana le père avec amertume, on voit que tu ne les connais pas, toi. Si tu étais obligé de subvenir aux besoins de quatre personnes avec un traitement de neuf cents francs par mois, tu en rabattrais sûrement… »

Il jeta un regard d’envie et d’admiration sur le chapeau haut de forme et le manteau de son fils, et il ajouta :

« Les joies de la famille, on en parle à son aise, quand on est célibataire et qu’on peut s’acheter un chapeau comme le tien… Enfin, c’est une consolation pour moi de penser que tu gagnes de l’argent. Au fait, tu ne m’as pas encore parlé de ta profession… »

Sans hésitation, Rodolphe déclara d’une voix ferme :

« Mon père, je dois vous avouer que je suis sans situation depuis hier soir, et j’en suis plus honteux que je ne peux dire, car, je n’ignore pas que l’oisiveté est mère de tous les vices.

— Voilà un honnête proverbe, mon fils, qu’il est sage de ne pas oublier. Mais enfin, si tu n’as perdu ta place que d’hier au soir, c’est être trop sévère que de t’accuser d’oisiveté. Et puis, tu as bien, j’imagine, quelques économies…

— C’est vrai. Je possède à peu près, tant en argent liquide qu’en valeurs mobilières, de quatre à cinq cents millions de francs, auxquels il convient d’ajouter une somme sensiblement égale investie en diverses entreprises commerciales et industrielles. »

Etranglé par l’émotion, le père se laissa tomber sur une chaise et ôta son faux col.

« Ah, mon pauvre enfant ! balbutia-t-il, quand je pense que je voulais te faire entrer dans l’administration des Ponts-et-Chaussées… Les parents sont parfois bien coupables… Mais par quel miracle as-tu réalisé une fortune aussi magnifique ?

— Il n’y a pas de miracle. J’étais cambrioleur mondain et comme j’avais acquis un certain doigté, les choses allaient assez rondement.

— Cambrioleur mondain, murmurait le bonhomme un peu effaré, mon fils cambrioleur ?… Cambrioleur mondain, il est vrai… mondain et milliardaire…

— Rassurez-vous, dit Rodolphe. J’ai décidé, hier soir, d’abandonner la profession pour embrasser un état honnête et me consacrer aux joies paisibles du foyer. »

Le père leva les yeux et les bras au ciel pour mieux attester qu’il pardonnait à l’enfant prodigue tous ses péchés de jeunesse.

« Du moment que tu es un honnête homme, conclut-il, je ne veux rien connaître du passé. Je ne sais qu’une chose, c’est que tu es un milliardaire et un bon fils…

— Certes, acquiesça Rodolphe, je suis un bon fils et j’espère vous en donner des preuves ; mais non point milliardaire. Vous pensez bien que je ne vais pas garder des richesses aussi mal acquises. Toutes mes résolutions vertueuses seraient lettre morte si je ne restituais, jusqu’au dernier sou, le produit de mes innombrables larcins ; et quand j’aurai rendu gorge, il me restera encore à détester mes forfaits et à les expier par une vie de repentir. »

Et Rodolphe, tirant de son gousset la montre en acier qu’il avait dérobée au rez-de-chaussée, la tendit à son père avec toutes les marques d’une parfaite humilité. D’un geste affectueux, le bonhomme repoussa la montre et fit entendre à son fils qu’il pouvait disposer à son aise de toute la maison.

« Considère que tout ce qui est à moi t’appartient. Entre père et fils, c’est la moindre des choses.

— Vous voyez, dit Rodolphe, combien j’avais raison de vanter tout à l’heure les joies si pures de la vie familiale. Votre générosité me rend bien heureux et j’en userai sans façon en vous empruntant d’abord vingt-cinq louis. » (Rodolphe n’avait pu se défaire en quelques heures de ses habitudes de langage de cambrioleur mondain.) « Ce n’est pas que je sois sans argent. J’ai là dans ma poche une liasse de billets qui font sept ou huit cent mille francs, mais je me ferais scrupule d’en distraire si peu que ce soit… »

Le père entra dans une violente colère, reprochant à son fils l’inconvenance de sa conduite et la folie qu’il y avait à abandonner une fortune de huit cents millions, alors qu’il avait deux sœurs à doter et des parents âgés qui s’étaient autrefois saignés aux quatre veines pour lui faire passer son baccalauréat.

« Mon père, suppliait Rodolphe, je veux devenir un honnête homme, je n’aspire plus qu’à la vertu…

— Fiche-moi la paix avec ta vertu. Il n’y a point d’homme vertueux qui s’amuse à jeter l’argent par les fenêtres, et puisque tu as une telle fringale de vertu, commence par obéir à ton père… Tu vas d’abord me donner la liasse de billets de mille francs que tu caches dans ta poche de sûreté. »

Rodolphe eut beau lui expliquer que cette liasse de billets provenait d’un vol avec effraction consommé dans les appartements d’une princesse authentique dont il avait séduit les femmes de chambre, le père ne voulut rien entendre et le traita de mauvais fils.

« Cet argent-là m’appartient et j’ose dire qu’il ne suffira pas à me payer de toutes les inquiétudes que tes dix-huit ans d’absence m’ont fait endurer. Rends-moi cet argent !

— Mon père, cet argent vous brûlerait les mains et vous savez, d’autre part, qu’un bien mal acquis ne profite pas.

— Un bien mal acquis ? Attends un peu, je vais Rapprendre à respecter tes parents. Je compte jusqu’à trois et si tu t’entêtes à me désobéir, je te donne ma malédiction. »

Trop souvent, Rodolphe avait été le héros d’un feuilleton ou d’un grand roman d’amour et de haine, pour ignorer qu’un noble cœur ne se relève jamais d’une malédiction paternelle. Terrifié, il tendit les billets de banque à son père qui les mit dans la poche de son veston après les avoir comptés et recomptés.

« Il y a exactement huit cent soixante-quinze mille francs, un peu plus que tu n’avais pensé. Va, tu es un bon fils et je ne désespère pas de venir à bout de cette folie où tu t’obstines depuis hier soir.

— Mon Dieu, soupirait Rodolphe, je ne pensais pas qu’il fût si difficile de devenir vertueux. Il ne s’est pas écoulé une nuit pleine depuis que j’ai formé le projet d’être un homme honnête, mais déjà je succombe à la tentation. Et pourtant… où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille… »

 

 

Tandis qu’il se livrait à ces amères réflexions en écoutant d’une oreille distraite les conseils paternels, un coup de sonnette retentit à la porte d’entrée et une voix acide entra dans la maison par le trou de la serrure :

« Comment se fait-il que la clé ne soit pas sous le paillasson ? »

L’époux se pencha par la fenêtre et jeta la clé dans le jardin, mais si maladroitement que ni sa femme ni ses filles ne purent la retrouver. Il y eut un grand vacarme d’imprécations. Justement irritée, l’épouse déplorait qu’un père de famille eût si peu le souci de sa dignité qu’il rentrât aux trois-quarts ivre-mort et incapable d’ouvrir la porte lui-même. Après dix minutes de vaines recherches, les jeunes filles et leur mère commencèrent à craindre que la clé ne fût tombée dans la cave. Le père, qui les avait exhortées à la patience depuis le premier étage, ne dissimulait plus son inquiétude. Rodolphe mesura la situation et dit avec un peu de mélancolie, car il avait renoncé à Satan, comme à ses pompes et à ses œuvres :

« Ne craignez rien, mon père, je vais aller ouvrir la porte. » Il descendit au rez-de-chaussée, tira de sa poche son trousseau de rossignols et fit jouer le ressort de la serrure comme il eût fait d’un simple loquet.

« C’est une chance, murmura le père, que tu aies cette adresse des mains… »

Rodolphe eut un pâle sourire de victime et remit son trousseau dans sa poche. Déjà sa mère se jetait à son cou et l’étreignait en sanglotant :

« C’est mon enfant bien-aimé qui me revient après dix-huit ans d’absence !

— C’est notre frère chéri pour lequel nous avons si souvent prié », disaient* Madeleine et Mariette.

Il y eut de grandes effusions jusqu’à une heure avancée et tout le monde pleura d’émotion. Après quoi, l’on ouvrit le pot de confitures aux mirabelles dont on fit des tartines arrosées de café au lait. Charmé par la grâce et la modestie de ses deux sœurs, bercé par la tendresse des propos maternels, Rodolphe n’était pas loin de croire qu’il vivait le plus beau jour de sa vie. Il fit compliment à sa mère sur l’élégance de sa robe d’organdi et la façon gracieuse de son indéfrisable, ce qui fit dire à son père :

« Le garçon s’y connaît. Vous savez qu’il est très mondain… »

Rodolphe rougit jusqu’aux oreilles et, pour dissimuler son trouble, s’informa des faites du bal de la Sous-Préfecture. Il apprit que la fête était tout à fait réussie, qu’on n’avait rien vu de pareil depuis l’inauguration de la statue.

« Moi, dit Madeleine, j’ai dansé toute la nuit avec le fils Duponart, il avait un complet marron avec une petite rayure grise et quoiqu’il n’ait jamais pris de leçons, c’est un des meilleurs danseurs de la ville. Quand il me prenait pour faire un tour de valse, je ne peux pas dire combien je me sentais légère. »

Une rougeur exquise lui monta aux joues tandis qu’elle ajoutait :

« Nous avons parlé de choses et d’autres et, après la dernière danse, il m’a dit qu’il viendrait trouver papa.

— Ce fils Duponart est un garçon bien convenable, affirma la mère, il m’a conduite au buffet deux fois. J’ai pris des renseignements auprès d’une voisine qui connaît bien ses parents. Il paraît que c’est un jeune homme travailleur, qui ne va jamais au café et qui passe ses dimanches en famille. Il n’a l’air de rien, et pourtant il gagne huit cents francs par mois dans les écritures. On peut dire que c’est une chance pour Madeleine s’il consent à l’épouser. »

Le père de Madeleine eut un geste de mécontentement, mais Mariette avait tant de hâte à parler de son danseur qu’il ne trouva pas le temps de placer un mot.

« Moi, dit-elle, j’ai dansé toute la nuit avec le brigadier Valentin, du train des équipages, qui a de si beaux yeux noirs ; et il m’a dit plusieurs fois qu’il n’avait jamais vu de danseuse aussi jolie que moi. Mais on ne peut pas se figurer de quelle manière il me le disait. On voyait bien que c’était sincère. Au moment de me quitter, il me l’a encore répété, et il m’a promis qu’il viendrait trouver papa. »

Mariette rougit avec toute la pudeur qu’il fallait, puis elle regarda sa mère qui dit en hochant la tête :

« Ce brigadier Valentin porte l’uniforme des tringlots comme pas un, et il m’a conduite deux fois au buffet. Je me suis renseignée sur son compte. Il paraît qu’il est bien noté par ses chefs. S’il montre un peu de suite dans ses idées, ce sera pour Mariette une chance inespérée. »

Dans cette atmosphère de promesses nuptiales, Rodolphe souriait à ses sœurs extasiées et se plaisait à songer qu’un jour viendrait où lui aussi choisirait une épouse aux solides pantalons de finette, bonne ménagère”, connaissant la couture et la musique. Il allait tourner un compliment de circonstance, lorsque le père, saisissant le pot de confitures aux mirabelles, en donna un coup sur la table avec une brutalité calculée.

« Je ne veux pas de purotins dans ma famille, rugit-il. Grâce à la générosité de mon fils Rodolphe, qui est aujourd’hui milliardaire, je suis en mesure de donner deux cent mille francs de dot à chacune de mes filles, pour commencer. Ce n’est pas pour que Madeleine épouse un Duponart à huit cents francs par mois. Ni Valentin, ni Duponart, qu’on ne m’en parle plus ! Un brigadier du train des équipages ? Pourquoi pas un soldat de première classe ? Je le dis une fois pour toutes, mes filles n’épouseront jamais qu’un homme ayant une automobile et un chapeau haut de forme. »

Rodolphe, voyant pâlir Madeleine et Mariette, les rassura d’un clin d’œil et fit un discours très raisonnable, remontrant à son père que l’argent ne fait pas le bonheur.

« Considérez, mon père, que le fils Duponart ne va pas au café…

— Justement, je ne veux pas d’un gendre que ta mère puisse me jeter dans les jambes à chaque instant de la journée…

— Considérez que le brigadier Valentin porte avec honneur l’uniforme des tringlots !

— C’est bien à toi, déserteur et insoumis, de faire l’éloge d’un militaire…

— Vive l’armée ! s’écria Rodolphe d’une voix vibrante qui fit battre les cœurs des jeunes filles. J’ai trouvé hier soir mon chemin de Damas. J’abandonne ma fortune pour me dévouer à ma famille et à mon pays.

— Si ça ne fait pas mal d’entendre une chose pareille, protesta le père. De mon temps, c’étaient les parents qui radotaient, à présent ce sont les enfants. En tout cas, tu pourras toujours essayer de m’emprunter un sou. Une fois que j’aurai doté Madeleine et Mariette, il me restera quatre cent soixante-quinze mille francs que je placerai en viager, et je choisirai si bien les maris de tes sœurs que tu peux abandonner, en même temps que ta fortune, l’espoir de leur emprunter si peu que ce soit. »

Sans attendre la réplique de Rodolphe, il déclara qu’il allait se coucher et passa dans la pièce voisine en faisant claquer la porte. Madeleine, Mariette et leur mère qui n’attendaient que ce moment-là, mirent les deux coudes sur la table et sanglotèrent dans leurs mouchoirs. Perclus de mélancolie, Rodolphe regardait cette grande douleur et n’osait faire un mouvement. Il ne pouvait se défendre de considérer avec inquiétude le peu d’efficacité de la vertu. Il lui souvenait d’avoir été un fameux redresseur de torts, au temps où il disposait de la lettre anonyme et de toutes les combinaisons de coffre-fort ; il lui suffisait d’écrire : « Monsieur le Comte. J’interdis toute promesse de mariage entre votre fille Solange et le jeune Alexis. Signé : LA MAIN DE FER. » Maintenant qu’il était un honnête homme, un brave homme, une bonne pâte de brave homme, il se trouvait désarmé en face de l’erreur et de la méchanceté. Sa vertu ne lui offrait que des maximes et des paroles de consolation.

« N’importe, se dit-il, je demeure un homme de bien. Mon père pourra marier ses filles à des ivrognes et à des marchands de cochons, il ne m’empêchera pas d’être un homme vertueux.

— Mon pauvre Rodolphe, gémit sa mère en montrant un visage rougi par les larmes. C’est un grand malheur que tu aies été si généreux avec ton père. L’argent lui fait déjà perdre la tête. Lui qui aurait été trop heureux hier soir d’avoir un gendre brigadier et un gendre dans les écritures, n’aura point de repos qu’il n’ait fait le malheur de ses filles. Et encore si ce n’était que cela…

— Oh ! maman, protesta Madeleine, comment peux-tu parler ainsi… Tu disais toi-même en revenant du bal qu’il n’y a pas dans toute la ville un garçon sérieux qui sache mieux danser que le fils Duponart.

— Oh ! maman, protesta Mariette. Tu sais bien qu’il n’y aura jamais qu’un brigadier dans ma vie ! »

Rodolphe lui-même fit entendre une exclamation qui pouvait passer pour un blâme respectueux. Alors la mère s’arracha une poignée de cheveux et s’écria en les posant sur la table :

« Petits malheureux, mais vous ne comprenez donc pas que votre père va profiter de ce qu’il a de l’argent pour aller courir les créatures ! Ma vie est brisée pour toujours ! »

Elle eut une crise de désespoir affreux, ce qui était bien compréhensible, et les deux jeunes filles se remirent à sangloter. Les yeux secs, Rodolphe paraissait absorbé dans une sombre rêverie. Au moment d’aller se coucher, il embrassa longuement sa mère, et lui promit d’arranger les choses. Après quoi, il monta chercher son bagage au premier étage et revint au rez-de-chaussée occuper la chambre qu’on lui avait destinée.

 

 

La maison était silencieuse. Rodolphe mit son chapeau haut de forme, son loup de velours noir, sa longue cape noire et entra dans la chambre de ses parents. Sa lanterne sourde éclaira la Galette départementale que son père avait laissé tomber sur la descente de lit, et découvrit le coffre-fort dans un coin de la pièce. La combinaison était de cinq lettres. Rodolphe, réfléchissant que son père était allé se coucher de très mauvaise humeur, la découvrit du premier coup.

« Ce pauvre papa, murmura-t-il avec attendrissement. Il ne s’était pas creusé… »

Les huit cent soixante-quinze mille francs formaient un gros tas sur l’un des rayons. Rodolphe glissa le paquet dans sa poche, referma le coffre et gagna le vestibule. Il perdit encore dix minutes à chercher la clé de la porte d’entrée, car il répugnait à se servir d’un rossignol. Il finit par la découvrir. Comme il aurait dû s’y attendre, la clé était sous le paillasson. Avec précaution, il tira la porte derrière lui, franchit la grille du petit jardin et s’éloigna dans les rues de la petite ville. Il marchait depuis cinq minutes lorsqu’il songea tout à coup :

« Avec tout ça, je ne sais toujours pas comment je m’appelle. J’ai oublié de demander à mon père quel était notre patronyme. Suis-je bête… »

Le cambrioleur mondain eut un geste de mauvaise humeur, puis, hochant la tête, il partit pour de nouvelles aventures qui le conduisirent dans un excellent roman policier et dans divers grands romans d’amour et de haine.

Un jour qu’il passait en feuilleton au rez-de-chaussée de la Galette départementale sous le nom de « Justicier des Ténèbres », le gentleman-cambrioleur leva les yeux vers le haut de la page et lut avec plaisir la nouvelle que ses sœurs Mariette et Madeleine avaient épousé respectivement le fils Duponart et le brigadier Valentin. Mais comme un défaut d’impression avait escamoté plusieurs lettres du texte, il dut se résigner à poursuivre ses aventures en continuant d’ignorer son nom de famille.